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La gare désertée de Canfranc, province de Huesca, à une dizaine de kilomètres de la frontière franco-espagnole | Luis Correas
 La gare désertée de Canfranc, province de Huesca, à une dizaine de kilomètres de la frontière franco-espagnole | Luis Correas
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La gare fantôme et l'or nazi
Sur les quais de Canfranc, station abandonnée à la frontière franco-espagnole, un conducteur de car a retrouvé des documents prouvant le passage, en 1942 et 1943, d'une partie de l'or nazi en provenance de Suisse, vers l'Espagne et le Portugal.

Il est surprenant que l'on n'ait jamais tourné de film à la gare de Canfranc : une gare de 600 mètres de long, dont la partie supérieure fait songer aux fastes de l'Hôtel Negresco à Nice, des appartements et des bureaux destinés aux employés des douanes, des chemins de fer et de la police, plus un hôtel d'un luxe impressionnant - 365 fenêtres et presque autant de mansardes avec, au rez-de-chaussée, d'immenses salles poussiéreuses. Le hall, gigantesque, arbore un écusson "RF" d'un côté, celui de la monarchie espagnole de l'autre. Sur chaque porte, une inscription bilingue : aduanas/douanes, policia/police, etc. Et 130 colonnes bordant les quais. Le tout encaissé dans les montagnes des Pyrénées, à une altitude de 1 195 mètres, en territoire espagnol, à une dizaine de kilomètres de la France. Une gare presque morte, les rails sont envahis par les herbes, les wagons disloqués, le sol des bureaux jonché de papiers et de détritus. Une gare hantée de souvenirs glorieux ou terribles.

Dès 1853, il avait été prévu de relier la France et l'Aragon par une ligne de chemin de fer. Une commission se réunit en 1878, le roi Alphonse XIII pose une première pierre symbolique en 1882, un accord franco-espagnol est signé en 1883, puis un traité international en 1904. Les travaux démarrent et sont interrompus par la première guerre mondiale. On commence par le tunnel du Somport, 7 865 mètres de long, avec une forte pente côté français qui oblige les ingénieurs à construire un tunnel hélicoïdal de 700 mètres de diamètre sur presque deux kilomètres, afin de compenser une dénivellation de 60 mètres entre l'entrée et la sortie du tunnel. Il faut ensuite creuser dix-neuf tunnels côté espagnol, entre Canfranc et Jaca, douze côté français, entre Bedous et la frontière, dégager une esplanade de 1 264 mètres de long et 170 mètres de large en détournant le cours du fleuve Aragon, canaliser les torrents et planter quelque 7 millions d'arbres pour prévenir les avalanches.

La gare n'est finalement inaugurée, en grande pompe, que le 18 juillet 1928, en présence du président de la République française, Gaston Doumergue, et du roi d'Espagne, Alphonse XIII, accompagné du général Primo de Riveira, avec discours, banquets, revues de troupes et fanfares... S'achève aussi alors la création d'un nouveau village : vingt immeubles, un hôpital, une chapelle, une école, une caserne pour la guardia civil et pour la gendarmerie. Le vieux village de Canfranc, à quelques kilomètres de là, sera, lui, totalement détruit par un incendie accidentel, en 1944, et "adopté" par le général Franco qui lance, auprès des Espagnols, une collecte d'un "duro" (5 centimes) par tête pour la reconstruction (la somme récoltée ne sera jamais versée). Les habitants se réfugient donc autour de la gare, qui porte encore aujourd'hui le nom de Canfranc Estacion (gare de Canfranc) par opposition à l'ancien village, Canfranc Pueblo, déserté.

La gare internationale, qui se proclame fièrement, sur les affiches publicitaires, "plus grande que le Titanic", affronte bien d'autres vicissitudes : un grave incendie en 1931, puis la fermeture pendant la guerre civile (1936-1939), après le traité de non-intervention signé avec la France et la Grande-Bretagne - quelque cinq cent mille familles républicaines ont néanmoins le temps de passer la frontière et de s'installer côté français, rejoignant les émigrants des années 1930. La gare ne rouvre qu'en 1940, douze ans après sa pompeuse inauguration. 1 540 personnes en vivent alors (il n'y en a plus que 540 aujourd'hui) et le village sera l'un des premiers en Espagne à avoir l'eau courante et l'électricité, l'un des seuls aussi où l'on ne connaît pas la faim dans cette désastreuse après-guerre.

Canfranc Estacion est à nouveau fermée de 1945 à 1949 par Franco qui, craignant une invasion et les maquis anarchistes et communistes réfugiés en France, y installe quelque dix mille militaires. L'Espagne s'enferme ensuite dans une autarcie qui durera jusqu'à la fin des années 1950, et la gare ne retrouvera une certaine activité que grâce au transport d'agrumes. Coup de grâce : en 1970, un petit train de marchandises déraille, côté français, provoquant la destruction du pont de l'Estanget, et la SNCF décide de fermer une ligne déficitaire depuis plusieurs années. Aujourd'hui, pourtant, c'est encore à un guichet de la SNCF que le voyageur acquiert son billet pour passer la frontière de la France vers l'Espagne... en empruntant un car TER-Aquitaine.

De nombreuses associations réclament, tant côté français que côté espagnol, la réouverture de la voie ferrée, surtout depuis la construction du tunnel autoroutier du Somport (qui devrait ouvrir fin 2002 ou début 2003), afin d'éviter les problèmes causés à l'environnement par l'intensification de la circulation de camions et, en particulier, le transport de matières dangereuses. Un accord a été signé au sommet de Perpignan, en 2000, pour une réouverture en 2006.

Le maire de Canfranc, Victor Lopez, est l'un des plus acharnés partisans de la réouverture et admet mal les réticences françaises. "Paris ne regarde pas vers son sud, et traite les gens d'Aquitaine et du Béarn en citoyens de deuxième classe. Le Languedoc est moins développé aujourd'hui que la côte espagnole, alors qu'il y a vingt ans c'était le contraire. La France est la plaque tournante du commerce routier en Europe et les Pyrénées sont au milieu. Le passage des camions est un problème majeur. Avec l'ouverture du tunnel routier, il est certain qu'il y aura un jour un accident grave qui aura des conséquences désastreuses et entraînera la mort de centaines de personnes. La circulation incessante de camions fera baisser le tourisme, l'une des seules ressources de la région. Il faut préserver les routes de campagne et les réserver aux gens et au trafic local, le trafic international doit se faire par ferroutage ou en train."

En attendant, cette prodigieuse gare fantôme - qui voit encore passer trois trains par jour entre Canfranc et Saragosse -, se délabre piteusement d'année en année. Les souris et les couleuvres sont rarement dérangées. Sauf par les curieux. Comme Jonathan Diaz, chauffeur - Français de parents espagnols - d'un de ces cars TER qui font l'aller-retour chaque jour entre Oloron-Sainte-Marie et Canfranc Estacion. Un jour de novembre 2000, il s'aventure sur le quai postal, et ramasse, sur la voie, des paperasses qui traînaient le long des wagons abandonnés. Une fois rentré chez lui, il jette un coup d'œil et lit les mots : "lingots d'or". Ces lingots d'or, il en avait maintes fois entendu parler par les anciens du village qui se souvenaient les avoir transportés sur leur dos pendant la deuxième guerre mondiale, sous la surveillance de la police franquiste, des gendarmes français et des soldats allemands. Du quai français au quai espagnol puis sur des camions suisses, garés devant l'entrée de la gare.

Ce jour-là, il pleut. S'il ne fait rien, tous les documents qui jonchent les voies vont être détrempés. Sans plus réfléchir, Jonathan Diaz prend sa voiture, une lampe de poche, des sacs en plastique et repasse la frontière, déclarant aux policiers sur les dents - ils recherchent des terroristes de l'ETA - qu'il va retrouver une amie... Dans l'obscurité, il emprunte le souterrain, angoissé comme s'il allait se " retrouver face à face avec les sentinelles nazies". Il remplit les sacs qu'il avait apportés et, par crainte d'un nouveau contrôle de police, les laisse pour la nuit le long d'un des murs de l'église, puis rentre chez lui avec la sensation d'avoir "touché l'Histoire de sa main". Pendant près d'un an, il va restaurer et étudier les papiers collés les uns aux autres par la pluie, sales, déchirés, dévorés par endroits par les rongeurs. Ce sont des doubles sur papier pelure (les originaux ont disparu. Détruits ? Cachés ?) Il essaye de se documenter, de se renseigner, ne trouve rien. Il le dit lui-même, il n'aurait jamais réussi à faire reconnaître la validité de ses trouvailles sans Ramon J. Campo, un journaliste aragonais qui va se passionner pour l'or de Canfranc. C'est lui qui a repris l'enquête, rédigé une série d'articles pour son journal, le Herraldo de Aragon, puis un livre, El Oro de Canfranc, qui vient d'être publié (Biblioteca aragonesa de cultura). Ni les historiens ni les spécialistes n'ont entendu parler de Canfranc. Les seuls qui savaient quelque chose, c'étaient les vieux habitants du village, mais la plupart, encore marqués par l'emprise de la dictature, sont peu diserts : "Il ne nous arrivera rien si on parle ?" Beaucoup de gens connaissent sans doute d'autres secrets, possèdent probablement d'autres documents, mais préfèrent se taire : sous le franquisme, la zone de la gare étant sous statut spécial, il fallait un permis pour y séjourner et certains témoins craignent encore de se voir accuser d'on ne sait trop quoi.

Depuis la découverte de Jonathan Diaz, les papiers qui traînaient encore par terre à cet endroit (mais il y en a encore beaucoup d'autres, dans le même état, dans d'autres bureaux) ont été récupérés par la compagnie de chemins de fer espagnole (Renfe), laquelle lui a d'ailleurs intenté un procès pour vol. Ces rapports internes du chef de l'agence internationale des douanes de Canfranc, destinés au chef du service commercial de la direction générale des douanes à Madrid, attestent le passage par Canfranc de l'or nazi volé aux banques européennes et aux juifs envoyés dans les camps : entre le 16 juin 1942 et le 27 décembre 1943, sur 86,6 tonnes d'or en provenance de Suisse, 74,5 tonnes partirent pour le Portugal, 12,1 restèrent en Espagne. On peut comparer ces chiffres aux informations relevées à la frontière franco-suisse de Bellegarde par une commission d'enquête alliée, après la fin de la guerre, qui font état du passage de 184 tonnes d'or entre 1942 et les premiers mois de 1944.

Un des documents, daté du 19 septembre 1941, signale un accord secret de transport de marchandises entre la Suisse et l'Espagne. D'autres démontrent l'exportation de tungstène vers l'Allemagne, en 1943 (en dépit de l'interdiction alliée). Ou encore de fer de la région de Teruel (en Aragon). Il faut savoir que le gouvernement républicain, pour lutter contre les troupes franquistes, avait vidé les caisses et que Franco avait besoin d'or. Selon les témoignages recueillis par Ramon Campo, il n'y eut pas que de l'or nazi à Canfranc, mais aussi de l'opium, des médicaments, des chevaux, de l'armement, du kaolin, du charbon, du zinc ou du manganèse, et également des œuvres d'art, des montres, des lunettes, des dentiers...

Pays d'une "neutralité" contestable, l'Espagne a toutefois permis à des centaines de juifs de passer la frontière et de fuir à travers l'Espagne par l'un des trains en partance de Canfranc. Une fois encore, les langues ne se délient pas facilement : tous les passeurs n'étaient pas des héros. Tous les héros ne sont pas forcément bavards... Un de ces héros tranquilles s'appelait Albert Le Lay. Administrateur en chef de la douane française à Canfranc, résistant sous les ordres du colonel Rémy, il fit passer des hommes (dès 1940) mais aussi des messages, de l'argent, des microfilms, du matériel radio avec l'aide des cheminots tant français qu'espagnols (les républicains réfugiés en France). Les habitants de Canfranc espèrent bien que la gare sera restaurée et transformée en musée : l'or nazi, les familles juives en fuite, la Résistance, il y a de quoi faire ! Et Victor Lopez d'ajouter : "Elle n'appartient pas qu'à la Renfe, la SNCF devrait aussi être partie prenante, le contrat n'a jamais été dénoncé."

Martine Silber

ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU 25.06.02

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